L’affaire Mike Ward : le conflit entre la liberté d’expression et le droit à la dignité 

De septembre 2010 à mars 2013, Mike Ward, un humoriste québécois, présente un numéro et une capsule vidéo dans lequel il se moque de certaines personnalités du milieu artistique québécois. Entre autres, Jérémy Gabriel, une personnalité publique en situation d’handicap. La décision Ward illustre bien la réalité des conflits qui peuvent subvenir entre la liberté d’expression et le droit à la sauvegarde de sa dignité. Afin d’éclaircir ces conflits et leur impact, nous avons rencontré professeur Ghislain Otis et humoriste David Iarusso. 

Ghislain Otis – Professeur à la faculté de droit – Université d’Ottawa: L’affaire Ward donne à voir une confrontation entre d’une part, le droit à la sauvegarde de sa dignité qui était invoquée au nom de l’enfant par la Commission des droits de la personne, et d’autre part, le droit à la liberté d’expression qui était mis de l’avant par le défendeur humoriste monsieur Ward, et ceci dans le contexte d’une action en discrimination. Il faut savoir qu’en vertu de la Charte québécoise des droits et libertés, la norme antidiscriminatoire n’est pas totalement indépendante des autres droits et libertés. Dans cette affaire, on évoquait le droit à la sauvegarde de sa dignité. Lorsque deux droits s’entrechoquent, comme dans l’affaire Ward, et bien, il incombe alors au tribunal de trancher le conflit entre ces droits, en décidant, lequel des droits va prévaloir dans les circonstances particulières d’une affaire. Il est très important de savoir qu’en ce qui concerne la confrontation de la liberté d’expression et du droit à la sauvegarde de sa dignité, le texte de la Charte ne prescrit aucune hiérarchie prédéterminée entre les droits. Il incombe donc au juge de déterminer lequel l’emportera à la lumière des circonstances de chaque affaire. La Cour suprême tranche le conflit en puisant les critères dans l’article 9.1 de la Charte québécoise ; il faut que l’impact du message du discours qui est contesté soit tel, qu’il inciterait une personne raisonnable à entretenir un sentiment de dégoût, de mépris ou de détestation tel à l’égard de la personne visée par le propos, que ça induirait chez cette personne raisonnable une conduite ou une attitude discriminatoire à l’égard de la personne visée. 

David Iarusso – Humoriste: Je pense que la liberté d’expression est importante dans toute routine d’artiste, qu’il s’agisse d’une comédie, d’une performance artistique, d’une danse ou autre. Bien sûr, certaines de ces routines peuvent être très explicites et offenser les gens, mais oui, je crois que la liberté d’expression est importante dans ma routine, même si elle est auto-dépendante et que je parle de moi. Parfois, les gens peuvent être offensés par un mot ou un sujet dont je parle, donc c’est très important. 

À la Cour suprême du Canada, les juges majoritaires ont renversé la décision des tribunaux inférieurs en faveur de monsieur Ward, la décision finale étant de 5 à 4.  

Ghislain Otis – Professeur à la faculté de droit – Université d’Ottawa: Les juges de la Cour suprême ont été à ce point divisés, parce qu’ils n’avaient pas la même conception des limites légitimes de la caricature lorsque la cible de cette caricature s’avère être un enfant handicapé. Les juges minoritaires contrairement à la majorité, ont abordé l’affaire entièrement à travers le prisme de la protection des enfants handicapés en tant que personne vulnérable ayant besoin de protection même lorsque l’enfant concernée est une personnalité publique. Et je crois que c’est là que se trouve la clé de la division entre les juges. Et par conséquent, les juges de la minorité ont adopté une approche beaucoup plus large et souple de la dignité humaine et de la discrimination fondée sur le handicap que la majorité qui elle, à valoriser de manière claire et centrale la liberté d’expression.  

Alors, l’affaire Ward donne à voir une de ces situations où l’une ou l’autre des solutions est également rationnelle et raisonnable, et que dès lors, dans ce cas, pour trancher, avant, on doit recourir à un acte de jugement, un acte de volonté, et non pas nécessairement à un acte de connaissance.  

David Iarusso – Humoriste: Il peut y avoir certaines blagues qui blessent les gens. C’était une blague qui s’adressait à un jeune garçon, qui est maintenant un peu plus âgé, mais nous faisons des blagues sur les politiciens, sur d’autres artistes. Personne n’est vraiment à l’abri d’une moquerie. Doit-il être censuré ? Non, je ne le pense pas. Je pense que la décision concernant Mike Ward a eu un impact sur la communauté des humoristes, nous avons tous dû réfléchir à deux fois à ce que nous pouvons dire maintenant, ou à ce qui sera retenu contre nous à l’avenir. Cela a un impact sur la liberté d’expression, encore une fois parce que nous, en tant que communauté, nous pouvons avoir peur de dire quelque chose qui sera retenu contre nous, mais ensuite, vers la dignité, Jérémy mérite la dignité. Cependant, vous savez, je pense qu’il est important, encore une fois, le contexte de ce qui est dit et où il est dit. Si c’est dit dans un comedy club, les gens sont là pour voir une comédie et rire, vous savez, malgré le sujet de la blague. Peut-être que je me trompe, mais je ne vois pas comment nous pourrions commencer à être censurés pour ce que nous disons, encore une fois, au travail. Je comprends que sur les médias sociaux, on ne fait qu’exprimer son opinion au monde entier, mais c’est différent quand il s’agit de spectacles, d’arts, ça doit être pris avec un grain de sel.   

Ghislain Otis – Professeur à la faculté de droit – Université d’Ottawa: Est-ce que la Cour suprême aurait jugé Mike Ward, simple citoyen, de la même manière qu’elle a jugé Mike Ward, humoriste? La Cour dit : « les artistes ne sont pas immunisés de l’obligation de respecter les droits fondamentaux », mais en même temps, elle tient compte du fait que là, on a un type particulier de discours artistique, c’est à dire l’humour, et qu’il faut absolument prendre en considération la nature et le contexte très singulier d’un spectacle humoristique. Si l’artiste ne l’adoptent pas les codes de l’humour et qu’il adopte une forme d’expression artistique qui finalement fait en sorte qu’une personne raisonnable pourrait être amenée à entretenir des sentiments de détestation de discrimination à l’égard de la personne visée par l’expression artistique, la conclusion pourrait être différente. 

David Iarusso – Humoriste: Il y a des limites à la comédie, je pense qu’à mesure que nous grandissons en tant que société et que nous avançons, nous devons reconnaître que certains mots blessent les gens et que vous n’avez pas besoin d’utiliser ces mots pour faire passer votre message. Par exemple, le mot “N”, vous savez, ou tout ce qui est homophobe. Nous n’avons plus vraiment besoin d’utiliser ces mots, il fut un temps où cela faisait partie de la routine de certaines personnes, et nous en riions. Tant que nous évoluons, je pense qu’il n’y a pas de problème à jouer ou à agir n’importe quand, tant que nous apprenons de nos erreurs.  

Essentielle au maintien de toute société libre et démocratique, la liberté d’expression est régulièrement placée sous les projecteurs. Et comme l’aura démontré l’affaire Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), lorsque cette liberté est confrontée à une autre, comme le droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation, ce conflit de droit fait naître des débats juridiques, législatifs et sociaux captivants, mais aussi clivants.  

Dans cette capsule vidéo, des étudiantes et étudiants de la Section de droit civil, à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, approfondissent le choc entre liberté d’expression et droit à la sauvegarde de sa dignité au regard du très médiatisé arrêt Ward. Ils vont à la rencontre du professeur et avocat Ghislain Otis, spécialiste du droit constitutionnel et des droits de la personne, pour analyser les concepts juridiques qui s’opposent dans cet arrêt, ainsi que l’impact de celui-ci. Ils s’entretiennent également avec David larusso, un humoriste de la région de Montréal, qui expose les répercussions de cette décision sur le milieu de l’humour.   

Cette vidéo de plaidoirie visuelle a été réalisée par Bianca Saramuzzi, Shira Aflalo, Jean-Olivier Savoie et Georges Lazaridis dans le cadre du cours Plaidoirie visuelle – Droit et cinéma à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, Section de droit civil.  

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