De la crise au renouveau : le juge en chef Richard Wagner explique les effets de la COVID-19 sur le système de justice

MES : Bonjour, Monsieur le Juge en chef.

RW : Bonjour, maître Sylvestre.

MES : C’est un plaisir de vous accueillir, toujours un plaisir de vous revoir ici, à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa.

RW : C’est toujours un petit bonheur quand je reviens ici.

MES : Vous êtes ici un peu chez vous.

RW : Tout à fait, tout à fait.

MES : Monsieur le Juge en chef, en mars 2020, l’Organisation mondiale de la Santé a déclaré que le monde était en état de pandémie. Évidemment, ça a eu des bouleversements profonds dans notre société. Ça a touché évidemment aussi le système judiciaire. Alors pouvez-vous nous dire quelles transformations ont dû être faites au niveau des tribunaux? Quels ont été les défis que vous avez dû relever? Comment avez-vous vécu ça de près à la Cour suprême du Canada?

RW : Comme vous dites, il n’y a personne qui a échappé ou qui échappe encore à cette crise terrible jamais vue et jamais vécue par nos sociétés. On a tous été pris par surprise, dans un certain sens, donc il a fallu qu’on réagisse rapidement. Le domaine juridique et judiciaire, comme les autres domaines de la société, a dû effectivement réagir rapidement. Je dois vous dire, sans vouloir nécessairement faire des comparaisons élaborées avec d’autres volets de la société, que j’ai quand même été assez impressionné par la réaction immédiate, par exemple, des tribunaux à tous les niveaux. Que ce soit les cours d’instance ou les cours d’appel, il y a eu une réaction et une sensibilisation : tous les gens ont réalisé l’urgence et réalisé qu’il fallait faire quelque chose rapidement – comme dans les soins de santé, c’est évident, mais [aussi] dans d’autres domaines comme l’éducation. Vous êtes mieux placée que moi pour en parler.

Au niveau judiciaire, j’ai constaté que les juges, les tribunaux et les juges en chef se sont retournés – pardonnez-moi l’expression – sur un dix cents assez rapidement pour trouver des manières de maintenir l’accès à la justice, parce qu’évidemment la santé, c’est sûr que c’est prioritaire, mais l’accès à la justice, c’est un besoin également humain et on ne pouvait pas arrêter. Les pensions alimentaires, il fallait que ça se paye, il fallait que ça soit ordonné. Les gardes d’enfant, les matières d’urgence, les injonctions, les matières criminelles, nos droits fondamentaux, etc. Il fallait agir vite, et les tribunaux ont fait preuve de créativité dans certains cas. La réaction normale a été d’utiliser la technologie pour suppléer à la présence physique des principaux acteurs. Certains tribunaux étaient mieux favorisés que d’autres. Évidemment, les cours d’appel, c’est un peu plus facile que les cours d’instance : par définition, il n’y a pas de témoin, il n’y a pas d’administration de la preuve comme telle. Il y a des avocats qui plaident et des juges qui entendent les causes et des officiers de justice qui est le personnel. Mais le vrai défi, c’était vraiment les juges d’instance et les cours d’instance. Et ils ont réussi quand même, en adoptant des mesures de protection et en suivant les directives des autorités publiques, à maintenir le minimum.

En matière criminelle, ça a été très laborieux. Les procès par jury sont suspendus automatiquement. Il y a même, comme vous le savez, la province dans laquelle on est présentement, l’Ontario a suspendu les procès par jury. Le Québec a réussi à maintenir quand même par la suite, tant bien que mal, avec des incidents et des suspensions, mais c’est problématique. On n’est pas sortis du bois, mais il y a quand même une volonté de s’accommoder le plus possible. Les tribunaux d’appel, comme je vous ai dit, la nouvelle technologie – bon je dis nouvelle, elle est nouvelle pour certains, mais elle est ancienne pour d’autres – a permis d’effectivement maintenir les auditions.

À la Cour suprême, au mois de mars 2020, on a fermé l’immeuble. La cour est fermée aux visiteurs. On a décidé de procéder à la remise des auditions au mois de juin. Et là, au mois de juin, on a fait ça par visio complètement. Les juges étaient dans leurs bureaux, les avocats plaideurs étaient chez eux ou à leurs bureaux, et on a procédé avec la technologie pour procéder à l’audition. Ça a été un succès. Évidemment, avec le ralentissement de la pandémie durant l’été et à l’automne, on a repris les auditions en personne – c’est-à-dire que les juges étaient présents, les avocats étaient également présents dans la salle d’audience, mais avec des mesures de protection additionnelles et une limite de personnes qui pouvaient être dans la salle d’audience, etc. Au mois de novembre, à cause de la reprise de la pandémie et étant donné que des avocats viennent de partout au Canada, de toutes les provinces, ils devaient, lorsqu’ils retournaient chez eux ou chez elles, être en confinement, donc on a décidé de tenir des audiences virtuelles. Les juges sont présents en salle d’audience à la cour, ici à Ottawa, mais les partis et les avocats plaident par visio et ça va très bien.

Il faut savoir que la technologie par visio à la Cour suprême existe depuis plusieurs an nées lorsque les juges sont présents dans la salle d’audience, mais je peux comprendre que les avocats et les avocates veulent venir à la cour – moi aussi, j’aimais venir la Cour suprême pour plaider. Mais, en raison de la pandémie, il y a quand même un impératif qui fait en sorte que maintenant, les gens, les avocats plaident par visio et ça va très, très bien. On continue, on n’a pas de retard dans les auditions. En fait, ce qui va arriver, c’est qu’on va peut-être manquer de dossiers éventuellement, parce qu’il y a moins de dossiers en première instance et en cour d’appel.

Donc, ce sont les mesures qu’on a adoptées. À travers cette crise épouvantable, il y a quand même de bons côtés, c’est-à-dire pour certains de prendre connaissance, de réaliser l’importance et l’utilité de la technologie. Forcer, donc, l’utilisation de la technologie qui était là dans certains cas, mais qu’on mettait de côté pour garder nos bonnes vieilles habitudes. Là, on est obligés, et ça a éveillé le sens pour plusieurs personnes.

Pour nous, à la Cour suprême, par exemple, on a entre 400 et 600 requêtes pour permission d’appeler par année. Traditionnellement, l’huissier arrivait avec son chariot de dossiers [sur] papier et ça prenait le temps que ça prenait pour utiliser les dossiers et rendre jugement. Maintenant, c’est tout sur ordinateur, électronique, et c’est très rapide. Les décisions sortent beaucoup plus rapidement maintenant. Ça, ça va rester, même – espérons-le [dans] très peu de temps – après la pandémie. J’ai donc raison de croire qu’il va rester de bonnes choses également qui vont découler de cette crise-là.

MES : On dit que les crises présentent aussi des opportunités. Justement, je pense qu’il y a des pratiques, comme vous le décriviez, qui ont changé. Est-ce que, à votre avis, on a atteint des points de non-retour dans certains cas? Est ce qu’il y a des pratiques, des choses qu’on ne fera plus jamais de la même façon dans le système de justice? Est-ce que ce moment-là a permis au système judiciaire de remettre en question certaines pratiques et de se dire “il faut qu’on change nos façons de faire”?

RW : Je pense que ça a été un signal d’alarme important, au même titre d’ailleurs que le dépôt de notre décision dans Jordan en 2016 a été un signal d’alarme très, très, très significatif qui a amené les autorités publiques à réaliser : “un instant, il faut investir dans la justice, ce qu’on n’a pas fait depuis 50 ans”. Ce n’est pas juste au Québec et en Ontario. C’est partout au Canada, partout dans les pays européens également, aux États-Unis, là où il y a la règle de droit qui doit prévaloir. La justice a toujours été le parent pauvre. On a mis l’argent, les autorités publiques ont mis leur argent dans la santé, l’éducation, ce qui est très bien, mais on a négligé la justice. Alors, manque de salles d’audience, manque de juges, manque d’appui au personnel (les salaires, etc.), manque d’appui à la technologie (le dépôt des procédures par informatique, etc.). Donc, ça a été un signal. Je pense qu’on a réveillé plusieurs personnes. Il y a donc de bonnes choses qui ont découlé de ça depuis deux, trois ans, mais il y a du travail encore à faire.

Au même titre, la pandémie aura fait aussi un peu le même genre de réveil. Des gens qui étaient moins ouverts à la technologie ou à d’autres méthodes de règlement des conflits le sont devenus, ne serait-ce qu’en en parlant. Vous savez, il y a plusieurs forums maintenant travers le monde dans le milieu judiciaire et juridique pour traiter justement de l’impact de cette pandémie-là sur le fonctionnement des tribunaux. Ça, c’est excellent. Bref, éléments positifs : échange d’information, ouverture, sensibilité à la nouvelle technologie. Donc, je pense qu’il va y avoir des changements importants. Est-ce qu’on va complètement changer nos vieilles habitudes? Non. Est-ce qu’on devrait nécessairement changer toutes nos vieilles habitudes? Non, parce que je pense que le contact humain est encore essentiel quand on parle d’accès à la justice. Oui, il y a des choses qui vont changer, mais pas tout.

MES : On a commencé à avoir ces discussions-là autour de la justice virtuelle, de l’intelligence artificielle, de la façon dont ça change notre rapport à la justice justement, mais – comme vous le dites – il y a des choses pour lesquelles on va toujours avoir besoin des humains et de la présence humaine. Je ne sais pas si la pandémie a fait évoluer un peu vos réflexions à cet égard-là ou a montré les choses sous un autre angle. Par exemple, au niveau de l’université, on s’est dit qu’il y a peut-être des choses qu’on veut absolument faire en présentiel à l’avenir, mais il y a [aussi] d’autres choses : on a découvert de nouveaux espaces avec le virtuel, d’autres types de formation qu’on peut offrir maintenant en ligne. Avez-vous eu la même réflexion?

RW : Absolument. On s’est rendu compte d’une plus grande flexibilité. C’est beaucoup moins rigide. On peut organiser des conférences, par exemple, à distance à travers le monde. Je suis président de l’Association des cours constitutionnelles de langue française, un mandat de trois ans à l’ACCF, et j’ai tenu la semaine passée une réunion de notre bureau. Il y avait des gens d’Afrique, de Suisse, du Canada – il y avait des gens d’un peu partout dans le monde. On s’est réunis pendant quelques heures et ça a très bien été, je vais vous dire. C’est sûr qu’on ne s’est pas serré la main, c’est sûr que le contact physique n’est pas le même, mais il y a beaucoup d’avantages. Ça va être à décider éventuellement si les avantages ne sont pas meilleurs ou plus grands que les désavantages. En d’autres mots, même après la pandémie, est-ce qu’on va tenir à l’avenir des réunions en présence ou si on va continuer les réunions virtuelles? Je ne suis pas sûr qu’on va retourner aux réunions en présence.

Pour se prémunir contre la COVID-19 en 2020, les institutions auparavant tributaires des contacts humains ont dû transformer leurs façons de faire. Le système de justice canadien faisait face à d’innombrables défis. Comment les tribunaux pouvaient-ils entendre des causes quand les audiences en personne posaient un risque? « Évidemment, la santé est prioritaire, mais l’accès à la justice demeure un besoin humain, souligne le très honorable Richard Wagner, juge en chef du Canada. On ne pouvait pas arrêter. » 

Dans cet entretien avec Marie-Eve Sylvestre, doyenne de la Faculté de droit, Section de droit civil de l’Université d’Ottawa, le juge en chef explique comment le système de justice canadien s’est adapté aux défis de la pandémie, et fait remarquer que la crise a permis de réévaluer certaines pratiques de longue date. Contraints à s’adapter, les tribunaux canadiens ont découvert de nouvelles façons d’utiliser les technologies, ce qui s’est traduit par une plus grande ouverture et d’importantes avancées dans la façon dont on y échange l’information. 

Si l’on ne peut nier la valeur et la nécessité du contact humain dans notre système de justice, le juge en chef estime que tout ne redeviendra pas comme avant une fois la pandémie derrière nous. La crise a fait évoluer le système judiciaire, qui a su saisir cette occasion pour améliorer l’accès à la justice pour tous les Canadiens et les Canadiennes. 

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