MES : Bonjour, Monsieur le Juge en chef.
RW : Bonjour, maître Sylvestre.
MES : C’est toujours un plaisir de vous revoir ici, à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa.
RW : C’est toujours un petit bonheur quand je reviens ici.
MES : Vous êtes ici un peu chez vous.
RW : Tout à fait, tout à fait.
MES : À votre avis, quelles seraient les plus grandes avancées au cours des dernières années en matière d’accessibilité à la justice au Canada?
RW : Justement, je pense que les plus grandes avancées au Canada, ça a été l’accès à l’information, qui est une partie prenante de l’accès à la justice. Avant de pouvoir exercer des droits dans un délai raisonnable, encore faut-il savoir si on en a – et comment, par la suite, les exercer.
Je parlais tantôt de la création du CAIJ, mais il y a eu beaucoup d’autres institutions de nature juridique ou quasi juridique qui ont permis, justement, la transmission de l’information : les émissions d’affaires publiques, les documentaires. Mais les tribunaux peuvent jouer un rôle également à ce niveau-là, comme on le fait un peu à la Cour suprême, sur notre site web. On accompagne, par exemple, les gens qui se représentent seuls, qui déposent une requête pour permission d’appeler.
Souvent, c’est laborieux comme processus, parce qu’ils ne sont évidemment pas entraînés comme avocat ou avocate sur les règles de pratique ou la manière de déposer les requêtes, par exemple. Alors ce que les tribunaux doivent faire, c’est accompagner ces gens-là. Ce n’est pas nécessairement d’empêcher qu’ils exercent leurs droits, mais de les aider à les exercer.
Tout ça se fait à tous les niveaux de la cour, que ce soit la cour municipale, que ça soit la Cour suprême du Canada.
Vous savez, tout dépendant des années, il y a entre 20 et 25 % des requêtes pour permission d’appeler qui sont déposées par des gens qui se représentent seuls. Alors par définition, c’est un gros volume, et on a décidé comme mandat de les accompagner. Ça demande de notre personnel beaucoup de temps, beaucoup d’appels téléphoniques, de la correspondance, des échanges. Mais je pense que ça fait partie, justement, de l’information qu’on donne au citoyen qui va faire en sorte que ce citoyen aura confiance dans l’institution.
Donc, ça commence par l’information. Tout le volet d’information en matière juridique, je pense que c’est là où on a fait le plus d’avancées, de plusieurs façons. Comme on l’a dit tantôt, il y a eu la création du CAIJ, il y a eu des programmes d’information publique, évidemment, qui ont été utiles aussi. Il y a donc eu plusieurs efforts qui ont marqué, je vous dirais, les 20 ou 25 dernières années, et qui témoignent d’une meilleure information au niveau juridique.
MES : Est-ce qu’il y a d’autres constats que vous faites maintenant, plusieurs années plus tard? Quels sont les défis qui demeurent? Est-ce qu’il y a d’autres constats, d’autres endroits où il y aurait des besoins en matière d’accessibilité à la justice?
RW : Évidemment, au-delà de l’information, quand on parle d’accès à la justice, on parle de la représentation – donc des coûts et des délais. Ce qu’on a remarqué depuis les 20 dernières années, c’est une tendance lourde à un certain abandon de plusieurs citoyens de faire valoir leurs droits. Abandon qui s’explique par des coûts énormes, par la réalisation que ça prend énormément de délais aussi. Donc il faut absolument s’assurer que les gens n’abandonnent pas leurs droits simplement pour des raisons monétaires ou des raisons de délais.
Dans ce sens-là, on a remarqué depuis les 20 dernières années une plus grande proportion de gens qui se représentent seuls dans les litiges, devant les cours, en première instance comme en appel. J’étais juge la Cour supérieure et on commençait à voir, au début des années 2000, des gens qui se représentaient seuls en matière familiale, par exemple.
À la Cour d’appel, je me suis dit qu’il n’y aurait pas le même niveau de représentation personnelle – et oui, on a commencé à voir des gens qui se représentaient seul, même en appel.
Maintenant, à la Cour suprême, je peux vous assurer qu’on en voit. Nos requêtes pour permission d’appeler, entre 20 et 25 % sont des dossiers dans lesquels les gens se représentent seuls. On a même entendu des dossiers au mérite où les gens se représentaient eux-mêmes. Donc, c’est une tendance lourde à laquelle il faut répondre, et je pense qu’il y a beaucoup de travail à faire à ce niveau-là.
MES : La pandémie et toute la réflexion qui entoure par exemple la reprise des tribunaux… Vous siégez sur le comité de reprise des tribunaux. Est-ce qu’il y a des leçons à tirer de l’époque actuelle au niveau de l’accessibilité la justice?
RW : C’est intéressant, votre question, parce que dès le début de la pandémie, dans les semaines qui ont suivi, de concert avec le ministre de la Justice – M. Lametti, j’ai mis sur pied le comité. C’est un comité d’action pour la reprise des travaux des tribunaux au Canada. Ça se voulait être une mesure de réponse immédiate d’urgence. On en parlait un peu plus tôt, les tribunaux se sont retrouvés dans une situation où il fallait réagir rapidement, de façon urgente. C’est ce qui nous a menés à mettre sur pied ce comité-là.
Sur ce comité, il y a toutes sortes de gens qui siègent : des spécialistes, des fonctionnaires au niveau de la santé publique, il y a des juges en chef de certaines provinces à tous les niveaux, qu’on appelle « Cour supérieure », il y a des fonctionnaires également qui nous aident. Il y a des représentants du politique aussi, des procureurs généraux, ministères de la Justice. Tous ces gens-là, dans un premier temps, ont été appelés à mettre sur pied ou à identifier les meilleures pratiques pour assurer la reprise des travaux des tribunaux.
Évidemment, ça s’est matérialisé surtout en matière criminelle pour la reprise des procès par jury. Alors toutes les politiques qui sont maintenant sur notre site – on a un site, le site du commissaire à la magistrature – tous les travaux de notre comité sont affichés sur ce site-là, qui donne une bonne description des travaux que nous avons faits. On se réunit une fois par mois depuis ce temps-là. À l’intérieur de ce comité, qui se voulait un comité de réaction d’urgence, en développant nos politiques pour permettre aux autorités – soient les tribunaux ou des fonctionnaires dans les différentes provinces – de reprendre leurs travaux, on a identifié des groupes plus vulnérables. On a donc été appelés à étudier et à faire des recommandations sur les meilleures pratiques pour aider ces gens-là.
Essentiellement, on a parlé des Autochtones, par exemple, des gens qui se représentaient seuls aussi, des gens en région. Alors toute la problématique de l’accès à la justice en région s’est retrouvée soudainement au sein des travaux de notre comité, par extension. Ces travaux, puis cette réalité avec laquelle on travaille présentement, vont rester par la suite. Ça nous a donc permis, à travers cette crise épouvantable, d’avoir quand même certains côtés positifs. On a parlé de la nouvelle technologie, tantôt. Mais on peut parler également de ce comité-là, qui a mis en lumière les besoins particuliers des groupes plus vulnérables dans les régions éloignées, et surtout parmi les Autochtones. L’accès à Internet, par exemple, l’accès aux services en matière de santé mentale.
Toutes ces informations ont été révélées dans le cadre de ce comité qui se voulait un comité d’action pour une réponse immédiate. Alors oui, il y a de bons côtés qui vont ressortir de ça, et des découvertes qui vont permettre, je pense, d’apporter des solutions.
MES : C’est incroyable comme la pandémie a révélé des choses qu’on prenait complètement pour acquises – des services de base qu’il a fallu refaire démarrer. Ça a été quoi, une des plus grandes découvertes que vous avez faites dans le cadre de ce processus?
RW : Je vais vous dire que c’est une découverte plutôt philosophique : c’est la résilience des gens. J’ai découvert que les gens, que l’être humain confronté à une situation inédite peut être très résilient. Et, quand c’est la survie qui est en cause, peut être prêt à considérer et à innover. C’est le constat que je fais au niveau philosophique.
Évidemment, cette pandémie nous a permis de découvrir d’autres choses, par exemple ce dont je viens de vous parler – des réalités quotidiennes, par exemple. J’ignorais que c’était si compliqué et si difficile pour certaines régions plus éloignées d’avoir accès aux services que l’on croit habituels : l’Internet, les services médicaux, etc.
C’est une réalité qui a été mise en exergue, mais je vous dirais que quand on fait le tour de cette crise épouvantable, on se rend compte qu’avec une bonne volonté, l’être humain peut, par résilience, répondre assez rapidement. La nécessité est donc la mère de l’invention,
MES : Oui, tout à fait.
RW : Et je pense qu’on est dans une période très grande nécessité.
MES : Et d’invention.
RW : Par le fait même.