Les enjeux du numérique et du digital

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Je disais souvent, hein, ma grand-mère, elle avait son chapelet en poche pour être connectée à la divinité. Nous, on a notre smartphone en poche pour être connectés à tous nos contemporains et à la société.

Je m’appelle Olivier Servais. Je suis professeur d’anthropologie du numérique et du digital à l’Université de Louvain en Belgique. À l’origine, en fait, j’étais pas du tout anthropologue du digital puisque pendant 15 ans j’ai travaillé plutôt sur les questions de relation entre religion et environnement. Et puis, il y a une quinzaine d’années, j’ai changé d’objet de recherche et petit à petit j’ai switché vers la question du jeu, du jeu en ligne, et puis du digital. Et aujourd’hui, je me rends compte que l’analogie entre la religion et le digital, elle est pas complètement anodine, que il y a quand même des choses à dire là-dessus et donc au fond, je suis très content de basculer de l’un à l’autre.

Pendant plusieurs siècles, dans nos sociétés occidentales, la religion a été un structurant transversal de toutes nos sociétés. Et puis, 19e siècle et 20e siècle, on a un processus progressif de sortie, en tout cas partielle, de la religion. Mais par contre, à partir des années 70, on a un phénomène de montée en puissance du digital, avec la micro-informatique dans les années 80 et puis avec l’arrivée d’Internet dans les années 90. Et puis le mobile va arriver, alors au niveau d’Internet, au milieu des années 2000 et ça va se généraliser avec le smartphone 2008, 2010, la tablette. Alors ça nous paraît très lointain et en même temps à l’aune de l’humanité, c’est rien, c’est tout court. Et donc moi je dirais, si dans les 30-40 dernières années il y a eu deux transformations majeures, je dirais la première c’est la question mobile. Le fait d’avoir des tablettes, d’avoir des smartphones, d’avoir des GSM, d’avoir une infrastructure Wi-Fi, avoir la 4G puis la 5G, ça c’est une transformation majeure. Ça veut dire que il n’y a plus d’endroit demain sur la planète où je ne suis pas connecté. Alors c’est pas encore complètement le cas, mais quand même, aujourd’hui on se rend bien compte que ça c’est en train de totalement transformer les rapports entre les gens. Et donc cette mobilité, le fait que l’infrastructure Internet dans tout ce qu’elle permet est accessible partout, dans ma poche, on a tous notre smartphone. En Belgique, dans mon pays, il y a plus de smartphones que de Belges. Ça reconfigure tout, dans les hiérarchies, dans les rapports de pouvoir, dans la capacité à contester, à exister, sur le lien en politique – on l’a vu dans les dernières élections en Amérique du Nord, en Europe. Et donc ça c’est pour moi une révolution fondamentale qui est en train de tout transformer au niveau de nos sociétés. Je crois qu’on mesure pas encore l’impact que ça va avoir et que c’est en train d’avoir. La deuxième chose c’est les jeux vidéos et les jeux vidéos connectés. Et ça c’est une transformation majeure parce qu’aujourd’hui le jeu vidéo c’est la première pratique culturelle au monde.

Alors il y a des défis technologiques qui sont pas les défis du sociologue ou de l’anthropologue, qui sont la question énergétique, la question de nos déchets digitaux et donc de la circularité, plutôt que simplement acheter, jeter, acheter, jeter. Il y a des défis sur toute la question de la vitesse et de la performance, aujourd’hui ça stagne un petit peu. Et donc il y a un problème, c’est qu’on a tout conçu sur le fait qu’il y aurait une croissance infinie de cette vitesse. Et donc entre les ambitions qui avaient été vendues et puis la réalité, on se rend compte que là il va falloir passer des caps technologiques. Alors les caps technologiques ils existent, mais on n’y est pas du tout encore hein, c’est évidemment l’ordinateur quantique, c’est évidemment des batteries qui soient propres et qui durent beaucoup plus et puis c’est toute la question de la production énergétique qui est majeure puisque à un moment on va devoir faire des arbitrages. Aujourd’hui, dans certains pays, on doit couper parce que on installe des centres de données pour l’IA et on se rend bien compte que la consommation elle est pas durable. Donc à un moment il va falloir se poser des questions, et ça, ça arrive à poser des questions qui sont des questions politiques évidemment, qui est de choisir pourquoi voulons-nous le digital? Tout ne va pas être possible et à un moment il faudra arbitrer, il faudra faire des choix. Et ça c’est des choix sociologiques, c’est des choix de société. Et parallèlement, il y a des choses, on a mis le digital partout. Dans mon pays, mais je pense c’est la même chose au Canada, c’est la même chose en France, c’est la même chose dans la plupart de nos pays, on a tout digitalisé, donc les services sociaux sont en ligne, les loisirs sont en ligne, on utilise le digital partout, à l’école ou à l’université, évidemment dans l’entreprise, donc en fait, on est devenus dépendants, des sociétés dépendantes au digital. Et donc vous êtes dépendants au digital, mais vous avez un ralentissement des performances du digital alors que vous voulez le développer partout, vous avez une raréfaction aussi des moyens qui permettent de construire les processeurs et les infrastructures digitales, qu’est-ce qu’on fait en fait? Et le politique au sens large n’a pas pensé à ça. Et donc on va se retrouver confronté à un mur et ce mur il va falloir l’affronter collectivement en termes de société. Donc ça c’est des choses pas simples en fait, parce qu’on voit vraiment tous les avantages que permet le digital, mais on n’a pas encore réfléchi à ses inconvénients, parce qu’on nous les cachait en partie. Mais aujourd’hui, à un moment, il va falloir vraiment les regarder de face. Et ça, je pense que c’est un enjeu qui est tout à fait fondamental. Dernier enjeu que je vois, bien c’est cette question du rapport à l’information.

Gérald Bronner, dans un de ses livres, Apocalypse cognitive, parlait de cette explosion de l’information, hein, on a tout ce qu’on veut comme accès à l’information avec le web, mais par contre elle est mise sur le même pied. On va sur YouTube, sur TikTok, on nous abreuve d’informations – on parle d’ailleurs d’infobésité hein, on est obèse tellement on reçoit de l’information. Mais par contre, on n’est plus capable de hiérarchiser, on n’est plus capable de savoir qui a raison, on se demande quelle est l’autorité qui nous donne cette information et quand on a cinq discours contradictoires comment est-ce qu’on fait? Ça va être encore beaucoup plus difficile avec l’IA. L’IA elle cherche pas la vérité, le but c’est la plausibilité; il faut que ce soit plausible, il faut que ce soit réaliste mais pas vrai. Donc là ça devient très très difficile de savoir quel est le vrai du faux. Donc cette question de la vérité, qui est à la base de nos démocraties, en fait, pour moi il y a pas de démocratie sans une certaine recherche de la vérité, ça va être un enjeu clé. Et donc je pense qu’on doit, un, se battre pour l’éducation aujourd’hui, dans toutes les universités et dans tout le monde scolaire au sens large, on a plutôt eu tendance ces dernières années à désinvestir financièrement. Je pense que c’est une erreur majeure, je pense que on est dans une société hyper cognitive qui nécessite en fait qu’on continue à donner des capacités, en fait, de critique, de réflexivité, de capacité associative. Et donc pour moi, à côté d’un cadrage légal, qui va être nécessaire et on voit qu’il commence à arriver en Europe, en Amérique du Nord et même ailleurs. Bien je pense que directement former les jeunes et les moins jeunes, les citoyens, à ces questions-là, c’est tout à fait essentiel. J’en suis convaincu. Je pense que la régulation ne suffira pas. Je pense que former uniquement les maîtres, entre guillemets, ne suffira pas. Et je pense qu’il faut vraiment se dire : c’est un enjeu de citoyenneté si on veut garder nos démocraties en place demain.

« Les services sociaux sont en ligne, les loisirs sont en ligne, on utilise le digital partout, à l’école ou à l’université, évidemment dans l’entreprise, donc en fait, on est devenus dépendants, des sociétés dépendantes au digital. »

– Olivier Servais

En collaboration avec le CIRCEM et l’AISLF, Jurivision présente une série d’entretiens réalisés dans le cadre du XXIIᵉ Congrès international des sociologues de langue française. Intitulé « Sciences, Savoirs et Sociétés », le Congrès a réuni plus de mille scientifiques francophones et francophiles à l’Université d’Ottawa en juillet 2024.

Dans ce billet visuel, le professeur Olivier Servais explique la montée en puissance du digital au cours des dernières décennies et les transformations majeures qui en résultent. Il souligne certains défis technologiques, dont la question énergétique et la dépendance au digital. Il aborde l’impact du numérique et du digital sur notre rapport à l’information et affirme l’importance de l’éducation et du développement de capacités critiques et réflexives pour la démocratie. 

Olivier Servais parle davantage des nouvelles technologies et de leurs impacts dans l’épisode Sciences, savoirs et sociétés (Partie 3) : Enjeux du numérique et de l’IA des Balados du CIRCEM.

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