Tout le monde connaît la définition de télétravail, surtout que des millions de personnes en ont fait l’expérience pratique. Il s’agit de l’accomplissement de la prestation de travail par le biais des technologies de l’information et de la communication, mais dans un endroit différent des locaux de l’employeur.
Je m’appelle Naivi Chikoc Barreda, je suis professeure adjointe à la Section droit civil de l’Université d’Ottawa, et je suis membre de la Chambre des notaires depuis 2012. Mes intérêts de recherche portent principalement sur les problématiques qui émergent dans le contexte d’internationalisation croissante des rapports juridiques de droit privé en raison de la présence d’éléments étrangers dans la situation, par exemple la nationalité des parties, le domicile, la résidence.
Mon projet actuel sur le télétravail transfrontalier s’inscrit évidemment dans mes intérêts de recherche. J’entame ce projet conjointement avec la professeure Stéphanie Bernstein, de l’UQÀM, qui est professeure en droit du travail, et on le fait avec l’appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et de l’Université d’Ottawa.
Le télétravail transfrontalier est déjà une réalité pour de nombreuses entreprises qui ont décidé de s’ouvrir au marché mondial afin d’obtenir une main-d’œuvre qualifiée pour combler la pénurie de main-d’œuvre locale dans certains secteurs de l’industrie, et pour les États également, cela représente un intérêt incontournable. Les États, depuis l’éruption de la pandémie, se font maintenant la concurrence pour attirer la force de travail qualifiée qu’apporte ce télétravail transfrontalier pour obtenir les avantages qui découlent de ce mouvement. On peut citer quelques pays de l’Union européenne comme le Portugal, l’Espagne, qui sont des destinations extrêmement attractives pour ces télétravailleurs, et surtout pour les nomades numériques, les digital nomads, qui sont en quête de flexibilité dans les conditions de travail. Lorsqu’on parle de télétravail transfrontalier, on est en train de référer aux situations non seulement internationales, mais aussi aux situations interprovinciales. Donc, dans un contexte national, on considère que les provinces du Canada, qui possèdent une compétence législative autonome en matière de droit privé, constituent des États au sens du droit international privé.
Une personne qui s’apprête à adopter cette forme de travail doit prendre conscience que le changement du lieu du travail peut entraîner des conséquences importantes sur sa situation juridique, ainsi que sur la situation juridique de l’employeur.
Nous avons identifié trois enjeux juridiques fondamentaux en lien avec les particularités du télétravail transfrontalier qui sont, d’une part, la dématérialisation de l’activité, et d’autre part, la mobilité des télétravailleurs.
Le premier enjeu serait l’enjeu de l’incertitude. Les parties sont confrontées à une situation d’insécurité juridique, mais ne sachant pas sous quel régime juridique placer leur relation contractuelle, cela peut donner lieu à des situations informelles, des pratiques qui sont très éloignées de la réalité du contrat de travail, et qui, évidemment, peuvent, à la fin, se retourner contre la partie la plus vulnérable de la relation, qui est le télétravailleur.
Le deuxième enjeu que nous avons identifié, c’est l’enjeu de l’inadaptation. L’inadaptation du régime actuel s’explique fondamentalement, parce qu’il est structuré autour d’un critère territorial, qui est le lieu habituel du travail, et ce lieu va déterminer la législation applicable au rapport de travail. Or, dans un contexte essentiellement virtuel, le facteur territorial perd de plus en plus sa pertinence.
Le troisième enjeu qu’on a identifié, c’est le manque de protection qui découle de l’absence de coordination entre les différentes législations, les différents ensembles normatifs qui sont en relation avec la situation du travailleur. Donc, on parle des règles de droit international privé, on parle de l’applicabilité territoriale des lois sur les normes d’emploi, qui utilisent différents critères qui peuvent amener à des situations de divergence ou de discordance, qui peut résulter finalement dans des situations d’absence de protection du télétravailleur, c’est-à-dire que le télétravailleur va se retrouver privé de protection légale au moment de la rupture du contrat de travail fondamentalement.
On peut illustrer ces trois enjeux avec l’exemple d’une travailleuse qui est domiciliée en Chine et qui est embauchée par une entreprise québécoise qui a son domicile et ses établissements à Montréal. Par hypothèse, dans le contrat de travail, on avait prévu une clause choisissant la loi québécoise pour régir la relation contractuelle. Or, au moment de la rupture du contrat de travail, la télétravailleuse décide de déposer une plainte sur le fondement de la Loi sur les normes du travail québécoise pour obtenir la réintégration dans son poste de travail, donc une plainte en vertu de la protection contre le congédiement injustifié.
Si on examine la situation du point de vue des règles de droit international privé, on constate que la loi applicable à ce contrat de travail, c’est bel et bien la loi québécoise. Or, si on examine la situation du point de vue de la Loi sur les normes du travail, cette télétravailleuse va être exclue de l’application territoriale de la loi, parce qu’elle ne remplit pas les critères établis par la loi pour pouvoir s’appliquer. C’est-à-dire que cette télétravailleuse n’a jamais travaillé au Québec pendant la durée du contrat de travail, et cette télétravailleuse n’a pas non plus son domicile au Québec, ce qui fait en sorte qu’elle est considérée en dehors du domaine d’application territoriale de la Loi sur les normes du travail.
En troisième lieu, si on regarde la situation du point de vue du droit chinois, on voit que cette télétravailleuse est considérée aussi exclue de la protection de la législation de travail chinoise, parce que par hypothèse, cette entreprise québécoise n’avait pas d’établissement en Chine, n’exerçait pas une activité économique effective en Chine, et donc n’était pas enregistrée auprès des autorités chinoises. Donc, les conditions établies par la loi chinoise n’étant pas remplies en l’espèce, la télétravailleuse se retrouve véritablement dans une zone de non droit, sans protection, peu importe la législation qu’on va prendre comme référence parmi celles qui sont appliquées dans la situation internationale.
Finalement, l’objectif principal, c’est de trouver des moyens de concilier les règles de droit international privé avec les lois minimales d’emploi qui sont en vigueur dans les différentes provinces du Canada, de façon à créer précisément un ensemble cohérent applicable à la situation du télétravailleur transfrontalier.