De la même manière que par le passé, avoir accès, par exemple, à des prêts hypothécaires garantis par l’État avait permis justement la constitution d’une classe moyenne possédant son petit bungalow en banlieue, et cetera, bien aujourd’hui, cet accès au crédit s’est renversé dans une sorte de piège qui précisément a pour effet d’empêcher les gens de pouvoir atteindre ce niveau de vie qu’ils jugent désirable ou légitime.
Je m’appelle Jean François Bissonnette, je suis professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal depuis 2018. Mais à la base, je suis pas sociologue de formation, j’ai fait un doctorat ici à l’Université d’Ottawa en pensée politique et donc j’étais plutôt sur les questions de philosophie. Puis je pense que ce qui m’a amené à m’intéresser au sujet dont je vais parler aujourd’hui, le sujet de l’endettement, c’est vraiment un évènement marquant dans l’histoire contemporaine du Québec, c’est la grève des étudiants de 2012, qui a mis à l’avant-scène cette problématique-là de l’endettement, refusé de façon véhémente par les étudiants à l’époque, mais qui en même temps mettait le doigt sur un phénomène qui est très répandu et souvent très banalisé, de sorte que protester contre l’endettement avait quelque chose d’un peu inédit, ça a attiré ma curiosité. Et puis voilà, 12 ans plus tard, je suis encore un peu intrigué par ce sujet-là, et j’en ai fait mon fonds de commerce au bout du compte.
Moi la question qui m’intéresse davantage c’est l’endettement privé et c’est de ça dont je parle quand il s’agit d’une banalisation, parce que si on discute souvent de dette publique dans l’espace public, au contraire, l’endettement des ménages, comme on le dit, lui est très peu abordé, à la fois parce qu’il est naturalisé et aussi l’objet d’un certain tabou. C’est-à-dire que peu de gens discutent avec aisance de leurs finances personnelles et donc c’est pas un sujet de conversation courant et encore moins un sujet de débat public. Mais banalisé aussi parce que c’est devenu en quelque sorte un mode de vie tout à fait normal. Je veux dire, si on regarde les statistiques qui donc montrent la croissance de l’endettement des ménages au Canada, par exemple, depuis les années 90, ça a pratiquement doublé; aujourd’hui, en moyenne, les ménages sont endettés voir l’équivalent de 175% de leurs revenus disponibles et même un peu plus, c’est-à-dire que pour chaque année de revenus, ils en doivent une et trois-quarts. Et bien voilà, c’est un mode de vie qui est relativement banal au sens où, bien, c’est le prix à payer pour mener une vie normale.
Il y a un certain nombre de conditions politiques qui ont créé justement cette situation nouvelle de l’endettement, ou qui ont contribué à la croissance de ce phénomène de l’endettement. Et c’est donc dire que l’endettement est un phénomène social et politique, peut-être même avant d’être un phénomène économique. Or, c’est justement comme ça qu’on l’appréhende généralement; l’endettement, le crédit, l’argent en général, c’est des réalités purement économiques, c’est-à-dire qu’elles reposent sur ce qui est finalement l’anthropologie typique de la science économique, c’est-à-dire elles reposent sur l’intérêt. Les gens, finalement, agissent de manière économique simplement en comparant les coûts et les avantages de chaque décision qu’ils prennent, et puis, bien voilà, s’ils décident de s’endetter, c’est parce que c’est avantageux pour eux, c’est parce qu’ils en retirent une utilité, et bien, la relation de crédit entre un prêteur et un emprunteur est aussi une relation qui est mutuellement avantageuse pour chacune des parties, lesquelles finalement agissent par intérêt bien compris. Et bon, dans cette perspective, bien quoi bon s’en faire? Je veux dire, si les gens sont endettés c’est parce qu’ils l’ont bien voulu, puis ils sont responsables de leur état, alors on va pas s’apitoyer sur leur sort. Or, si justement on l’appréhende dans une perspective plus sociologique, qui considère la relation d’endettement comme ayant des dimensions morales, comme ayant des dimensions politiques, et bien effectivement, elle va nous apparaître sous une lumière différente. Et je suis pas particulièrement original en disant que l’endettement est un rapport de pouvoir, c’est un thème qui est devenu très important, justement, dans la même période où j’ai commencé à m’y intéresser, c’est-à-dire au tournant des années 2010. On était dans la foulée de la crise financière de 2008 et il y avait des mouvements sociaux qui commençaient à thématiser la chose, pensons à Occupy Wall Street aux États-Unis, la grève étudiante dont j’ai parlé au Québec en 2012 était tout juste dans le sillage de ça et s’en est inspiré en partie.
Alors pourquoi est-ce un rapport de pouvoir, finalement? Bien il y a différentes manières d’appréhender ça. On pourrait juste le voir en termes de relations duales entre un emprunteur et son créancier, bien on peut voir effectivement que les créanciers le font sous des conditions qui leur sont avantageuses d’abord et avant tout et, ce faisant, prennent en partie contrôle de la vie de leurs emprunteurs. Puis on pourrait dire la même chose dans une perspective plus structurelle, c’est-à-dire si on analyse la société en termes de classes, et qui a besoin d’emprunter, qui est placé sous la dépendance de cet accès au crédit, c’est-à-dire à un crédit qui est rendu disponible par une classe qui elle possède le capital pour le prêter ou a le pouvoir décisionnaire dont les banques jouissent quand elles octroient un crédit. Et c’est là qu’on peut effectivement faire une lecture de la société contemporaine, ce qui est une lecture classique, si vous voulez, en termes de lutte de classe, ce que les marxistes disent depuis le 19e siècle. Mais eux l’appréhendaient à travers le prisme du travail, la lutte des classes c’était la lutte entre employeurs et employés, entre propriétaires des moyens de production et ouvriers. Or, peut-être qu’on peut réinterpréter aujourd’hui, dans une société de plus en plus financiarisée, ce thème de la lutte des classes en termes de, voilà, qui possède le capital toujours, mais face à eux c’est plus tant des travailleurs, ils le sont bien entendu encore aujourd’hui, mais ce sont des gens qui sont placés dans une situation de dépendance financière et voilà aussi une autre manière d’appréhender la chose en termes de rapports de pouvoir, mais cette fois-ci, à l’échelle de la société dans son ensemble.
Au départ, je me disais, un peu comme les gens qui contestent le système de l’endettement : c’est un rapport d’exploitation, et cetera, donc c’est entièrement critiquable, pour ensuite me rendre compte que bien non, c’est vrai que quand même l’accès au crédit c’est aussi l’accès à des moyens dont on dispose pas présentement et des moyens qui peuvent servir à améliorer sa condition, donc ça peut avoir des bénéfices aussi. Et c’est ce qui me fait dire que c’est quelque chose de profondément ambivalent, tout compte fait, et pour le dire avec un concept que j’aime employer, un concept que j’emprunte au philosophe Jacques Derrida pour discuter de ça, finalement, il s’agit d’un pharmakon, le mot grec ancien d’où nous vient le mot pharmacie en français aujourd’hui, qui voulait dire une drogue, un médicament, c’est-à-dire quelque chose qui peut vous guérir, mais qui le fait en empoisonnant. Donc quelque chose de profondément ambivalent. Et je pense que, en ce qui concerne l’endettement, en ce qui concerne l’argent plus généralement, on pourrait voir là-dedans aussi quelque chose comme un pharmakon; profondément ambivalent, aussi bien capable du meilleur que du pire, et entre lesquels on peut pas véritablement trancher.