La théorie doit être vue comme un flashlight, mais comme un bon flashlight, dans lequel tu ne restes pas pointé dans une seule direction. Tu l’utilises en fonction de différentes directions et tu observes bien qu’elle ait son champ de lumière et son champ d’ombre.
Quand nous avons une théorie, c’est non pas tous les problèmes sociaux que nous travaillons pour lesquels il y a des théories disponibles. Mais quand il y en a, c’est mieux de commencer avec un flashlight que commencer dans l’obscurité totale.
Il faut prendre conscience que nous-mêmes professeurs, nous-mêmes évaluateurs de thèse de doctorat, de maîtrise, etc., nous développons parfois, en fonction de la conjoncture de notre discipline, un certain nombre de stéréotypes sur les théories. Nous passons des fois des messages erronés sur les rôles de la théorie. Une des choses dont j’ai pris conscience au cours de plus de 40 ans d’expérience en recherche et enseignement, c’est que très souvent, dans le domaine des sciences sociales, on considère la théorie comme un obstacle à la bonne observation – comme quelque chose qui va t’amener à la répétition et pas à l’innovation, comme quelque chose qui va créer des points de cécité.
Or, la théorie comme telle ne produit pas ça. Ce qui peut produire ça, c’est l’usage que nous faisons des théories. Mais les théories elles-mêmes… Dans le domaine de la science, la théorie, elle ne veut pas rester avec erreur. Elle doit être là pour faire partie de cette circularité de mise à l’épreuve. Quand nous avons une théorie, c’est non pas tous les problèmes sociaux que nous travaillons pour lesquels il y a des théories disponibles. Mais quand il y en a, c’est mieux de commencer avec un flashlight que commencer dans l’obscurité totale. Parce que sans théorie totale, en disant simplement : allez voir dans les différents textes un peu partout et faites votre melting pot, c’est un principe de dispersion qui a aussi ses coûts. C’est très dangereux d’aboutir à un certain niveau de superficialité justement parce que nous n’avons pas de théorie.
En sciences sociales, il y a une sorte de vision un peu stéréotypée sur ce qu’est la vérification de théorie, parce que le terme théorie se confond très souvent avec des hypothèses très simples. Tu pouvais simplement avoir une hypothèse très très simple : est-ce que ça se passe comme ça ou ça se passe pas comme ça? Même là, il y a un enrichissement. Même là, il y a un ajout de connaissances des fois important. Mais certains chercheurs en sciences sociales voyaient ça comme tellement frustrant, ils ont commencé à généraliser que toute vérification était un problème. Or, le problème, c’est que le médium vérifié, même opposé… la notion de démonstration, par exemple : non, vous ne devez pas démontrer… Mais la démonstration est un élément extrêmement important dans la science ou la consolidation. Donc tous ces termes-là, je pense que notre méthodologie de la recherche en sciences humaines doit être sémantiquement renouvelée. Elle est extrêmement vieille et dépassée. Et là, c’est un travail collectif de longue haleine.
L’autre type d’illusion ou de mythe, c’est de penser que dans la science, il n’a pas de normes du tout, alors que la méthodologie est un paquet de normes. Juste pour commencer, ça. Mais ce sont des normes de comment faire, et dans le cadre de ces normes de comment faire, comme la méthodologie a pour but de nous faire aboutir à un certain résultat, la norme ne peut pas être absolutisée. La norme, il est important de la connaître pour pouvoir voir sa précision. Mais des fois, c’est important également de la défier, de ne pas la suivre, parce que sinon de nouvelles procédures, et même de nouvelles connaissances, ne peuvent pas émerger. C’est mieux de toujours connaître les normes, et après de les abandonner ad hoc dans des situations spéciales, que de ne pas les connaître du tout.
Quand nous produisons des vérités, des énoncés que nous tenons pour vrais, apparaissent des phrases de deux chercheurs en sciences humaines. On doit parler de Luhmann d’un côté, d’une manière complètement indépendante, et de Foucault de l’autre. Nous produisons deux types de vérité : la vérité véridique et la vérité non véridique. Le problème, c’est que la vérité non véridique se trouve très souvent cachée dans la vérité véridique. Il y a dans ce travail toujours une sorte d’attitude d’ouverture que nous devons aider, coûte de critiques, de points de suspension, de mises entre parenthèses – je ne sais pas bien comment nommer ça, mais la production scientifique est née pour avoir une certaine vie, pour avoir certains cycles de vie. Contrairement à une œuvre d’art qu’on peut voir – comme disait Max Weber, on pouvait voir un tableau avant l’invention de la notion de perspective dans un musée et trouver encore ça très joli –, en sciences, ça n’a pas de chance d’arriver. On abandonne ça. On commence à penser à autre chose. Cela ne veut pas dire que ça n’a pas fait partie d’une marche de notre progression de connaissances, que ce n’était pas important à un moment donné, mais à partir d’un certain moment donné, elle a donné ce qu’elle pouvait donner, et alors on continue avec autre chose. Il faut apprendre à produire des produits sans l’expectative qu’ils soient des produits pour l’éternité. Ça, je pense que c’est le travail du chercheur.
Sur la question du rôle de l’erreur, c’est quelque chose qui, dans mon expérience de professeur, quand j’essayais de faire travailler les étudiants sur certaines expériences ou de les faire réfléchir sur certaines choses, j’ai remarqué, j’ai commencé à prendre attention que dans tous les systèmes sociaux qui ne sont pas les sciences, normalement l’erreur apparaît comme un problème, comme quelque chose à éviter, comme quelque chose qu’on a peur d’écouter. On a peur de prendre conscience qu’on fait des erreurs. On est évalués par les erreurs qu’on fait, et ça, ça produit, du point de vue de la recherche du chercheur, une sorte de désapprentissage. Parce que nous, l’erreur, c’est une compagne de voyage. Elle est assise à notre côté. Quand, de moi-même, je vois une erreur à moi ou quand un collègue voit une erreur dans ce que je fais, ma sensation est plutôt de joie, parce que ça me donne plus de travail : je veux revenir, il faut que je retouche, il faut que je retravaille ça. Il y a un nouveau recommencement. Je pensais que c’était fini, je m’ennuyais, et là je revois mes données pour voir comment j’ai fait, et pas seulement mes données, mais l’appareillage conceptuel également. Enseigner à l’étudiant à vivre en paix avec l’erreur, c’est parfois un défi, même dans la salle de cours. Des fois, je donnais une expérience à faire, par exemple, je donnais la description d’un fait. Je demandais de donner une sentence dans ce fait pour essayer d’évaluer avec eux quels types d’idées étaient présentes, et tout le temps, la grande panique, c’est : est-ce que je vais utiliser la bonne erreur, la bonne idée, la bonne chose, etc. Je disais : non, je veux juste voir quelles sont les idées que vous allez mobiliser dans cette expérience; il n’y a pas de bonnes et mauvaises questions. L’erreur, on va en rediscuter en salle, on va retravailler en salle, mais vous n’êtes pas évalués par une grille d’erreurs de réponses correctes et de réponses erronées. Or, dans une partie de notre propre enseignement, on n’a pas échappé à cela, à la réponse correcte et à la réponse erronée. Mais dans l’expérience, dans le système science, il faut qu’on leur apprenne à vivre avec l’erreur, à être contents avec l’erreur, même si on essaie de l’éviter. Il y a une sorte de paradoxe ou d’expérience paradoxale qui est, à mon avis, une clé importante dans l’enseignement de la recherche et de la méthodologie de travail de recherche pour les étudiants. Il faut qu’ils prennent conscience de ça pour être plus relax, et aussi plus autocritiques et plus à l’écoute des critiques qui viennent des collègues… quand elles sont bien faites.
La question de la théorie et de l’innovation est un problème très complexe. Pour nous tous qui travaillons là-dessus, n’importe quel chercheur, normalement, ce qu’on voit dans la littérature, c’est une grande difficulté à expliquer ça. Dans la pensée scientifique ancienne, on n’était pas capable de distinguer entre les données d’observation – les données de recherche – et les énoncés qu’on sortait des données de recherche. Ça faisait une sorte de partie d’un tout – tu refusais un tout. Tu ne pouvais pas par exemple utiliser les données de recherche d’un collègue si tu n’étais pas d’accord avec la proposition théorique qui suivait. Ou si tu travaillais dans un autre sujet, tu n’allais pas chercher ses données à lui pour voir de quelle manière tu pouvais utiliser ces données dans notre propre recherche, à l’intérieur d’un autre sujet et d’une autre chose. La science moderne nous permet de faire cette opération. Lorsque nous produisons nos données et nos appareillages conceptuels, nous avons en permanence deux types de vérifications à faire : une vérification, ou mise à l’épreuve disons, dirigée vers la dimension factuelle des observations, et nous avons une autre dirigée vers la dimension conceptuelle. Il y a des physiciens, des philosophes comme Gaston Bachelard qui ont tout de suite perçu ça. Déjà en 1927, dans sa thèse de doctorat sur la connaissance approchée, on voit Bachelard attirer notre attention sur cette nécessité de ne pas imaginer que la vérification se fait seulement dans la direction des données, mais aussi dans la direction de l’appareillage conceptuel et de la relation. Donc, nous utilisons le code vrai/faux pour fonctionner, mais dans la science, le chercheur n’a pas intérêt à mettre un point final dans la vérité et à la présenter comme certitude définitive finale – et il n’y a plus de discussion. Bien que pour des questions factuelles élémentaires cela puisse se produire, la règle du fonctionnement dans les communications scientifiques, c’est que même si cela arrive, tout le temps cela peut être rouvert sous la forme d’un questionnement par un autre collègue.
Quel est le rôle de l’intuition? Du coup, je dis mais comment répondre à ça? Comment répondre à ça, le rôle de l’intuition… Ce qui m’est venu sur le coup, dans le feu de l’action, sont trois manières d’utiliser ces médiums intuition ou de se référer à ces médiums intuition. Il y a une manière qui n’est pas nécessairement bonne pour la science ou le développement de la connaissance : c’est quand on présente l’intuition comme espèce de principe explicatif des choses. Et pourquoi ce n’est pas bon? Parce que si on le prend comme un principe explicatif, elle est normalement une pseudo explication, et elle nous arrête – elle introduit un élément de paresse. Elle nous fait arrêter là. Si c’est expliqué par quelque chose de si vague qu’une intuition qui peut servir de passe-partout, ça produit une sorte de paralysie dans le processus de production de la connaissance – et ce n’est pas notre tâche. Le plus intéressant, quand nous ne pouvons pas répondre à certaines choses, quand nous n’avons pas la réponse pour certaines choses, c’est de clôturer par un point d’interrogation : ça, je ne sais pas; ça, il faut voir ça; ici, nous avons une boîte noire – que plutôt partir avec déjà les messages d’une explication que Gregory Bateson dirait, en faisant l’analogie avec la notion d’instinct par exemple, qui a servi à clôturer énormément d’explications. Ça, ça prend l’allure d’une hypothèse dormitive, comme il parlait.
L’autre usage de la notion d’intuition qui me paraît intéressant, c’est lorsque l’intuition apparaît comme principe de direction. Par intuition, nous disons : il faut aller voir, il faut aller par là, dans cette direction; elle est un principe de direction du travail. Alors là, oui, je dis à mes étudiants, quand ils disent quelque chose, des fois je vais même leur recommander, quand on pose un problème sur des données ou des choses comme ça : pensez-vous que ça va marcher, etc. Même des fois, en statistique, ça arrive. Est-ce que je dois mettre en relation telle variable avec telle variable? Des fois, on va dire simplement de les mettre en relation pour voir. Allons voir ce que ça donne. Dans les qualitatives, dans la recherche qualitative, c’est la même chose. Il faut, des fois, aller voir. Dans ce sens-là, elle a un rôle intéressant.
La troisième manière, des fois, dont le médium intuition apparaît, c’est quand une intuition veut dire déjà la reconnaissance d’une idée. L’intuition vient comme insight, comme quasiment synonyme d’insight. J’ai eu un insight, j’ai eu une intuition. Quand on dit ça, c’est parce qu’il y a une idée emboîtée, et là c’est très bon aussi. Là, ce n’est pas seulement la direction : on a déjà quelque chose sur quoi travailler, quelque chose qui est un peu provocateur des fois, qui nous met dans un état de doute, ou qui nous paraît même motivant si l’insight est bon. L’insight, nous pouvons l’acquérir en lisant plusieurs collègues, plusieurs autres travaux, des fois complètement dehors de la discipline et du domaine. Ce sont des sources d’insight. J’ai eu plusieurs insights de collègues, en lisant des travaux de collègues complètement en dehors de mon champ de discipline. Des fois, c’est un mot pour expliquer, un principe explicatif ou descriptif auquel on n’avait absolument pas pensé, ou un sens particulier d’un concept que tu utilises, mais jamais dans le sens qui avait été utilisé par votre collègue. Je trouve tout ça extrêmement intéressant. Alors je dis aux étudiants, oui, il faut faire état de ses insights. Prenez ça au sérieux, parce que ça peut nous amener quelque part sur le plan de l’innovation.
Sur ce dispositif d’école d’automne, ce que je trouve particulièrement important, c’est une sorte d’opportunité circulaire d’avoir présents dans la même salle des étudiants de maîtrise, du doctorat et d’autres collègues – d’autres collègues auxquels nous assistons des fois aussi sous la forme de conférenciers, et non seulement sous la forme d’auditeurs. C’est que c’est très important – et ce qui m’a fait sourire à un moment donné quand je pensais au terme école, c’est qu’on a normalement l’expectative qu’on vient pour enseigner. Ce qu’on constate quand on participe intégralement dans ce type d’expérience, c’est que celui qui vient pour enseigner apprend aussi. Il n’apprend pas seulement avec les autres conférenciers, il n’apprend pas seulement avec les professeurs qui sont dans l’auditoire, mais il apprend aussi avec les étudiants qui sont là. Ce qui est intéressant, c’est que j’essaie de voir comment les étudiants, des fois, n’ont pas cette conscience que par la simple question qu’ils nous posent, ils nous amènent à problématiser, à mieux clarifier, à mieux voir et même à corriger des énoncés que nous avons faits préalablement. C’est une expérience très enrichissante, et ce n’est pas seulement du point de vue pédagogique qu’elle est intéressante. Elle ne m’enseigne pas seulement à mieux exprimer certaines idées. Elle m’invite à mieux comprendre certains problèmes dans lesquels je travaille. La dimension école, c’est comme si on perdait de vie la circularité de l’expérience. Ici, nous avons vraiment une circularité de l’expérience, et ça, ça me paraît à mon avis une sorte de formule gagnante. Mais il est absolument évidemment nécessaire que les participants, y compris le professeur qui prend partie, aient conscience de ça.
Du coup, tout le monde se place un petit peu au même niveau, indépendamment du background ou du capital, du stock de connaissances que chacun possède. Dans cette situation d’échange dans laquelle on essaie de mieux comprendre, mieux voir, etc., je pense qu’il y a un rôle pour le stock de connaissances, mais il y a un rôle aussi pour les questions qui viennent à partir du travail que chacun est en train de faire, de la réflexion que chacun est en train de faire. Ça, ça produit une sorte de nivellement dans l’échange, lorsqu’on se place dans une situation d’écoute. Je trouve ça vraiment très bon.