Catherine Piché : Catherine Piché, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, je suis également vice-doyenne. Shana Chaffai-Parent et moi-même sommes coautrices d’un article à la Revue générale de droit qui traite de la primauté de l’efficacité dans la justice et particulièrement dans un contexte de crise.
Shana Chaffai-Parent : Les mesures technologiques sont probablement celles qui ont été le plus sollicitées en période de COVID. On a vu un transfert de plusieurs actions qu’on était habitués de faire en personne sur une interface technologique, par exemple les auditions à distance, témoignages à distance, la gestion de la preuve via un système électronique pour la recueillir. Dans le cadre de notre recherche, ce qui nous a plutôt intéressées, c’est, dans l’optique de l’après-COVID, comment est-ce qu’on peut exploiter les avantages des technologies qui dépassent le simple transfert sur une interface technologique? Nous étions intéressées à travailler la notion d’efficacité parce qu’elle allait permettre de comprendre comment mieux affronter l’après-COVID. Plus particulièrement, ça s’est traduit d’abord par une revue de la littérature sur la notion d’efficacité dans le domaine judiciaire. On peut résumer que le principal problème, c’est de trouver un équilibre entre efficacité, équité et qualité de la justice. Et donc notre recension – donc la deuxième étape de notre travail – a été de voir des bonnes pratiques qui respectaient un équilibre intéressant entre ces trois principes, ces trois dimensions-là.
Catherine Piché : Quand on pense à la procédure, quand on pense au droit judiciaire, à la façon dont le droit judiciaire permet d’organiser l’activité judiciaire, il y a à la fois les droits fondamentaux des citoyens que l’on doit protéger et ensuite toutes les considérations d’efficacité, d’efficience, d’accès à la justice, donc des considérations davantage publiques, un accès à la justice publique, et après ça il faut balancer tout ça de façon à faire fonctionner le système de justice et de façon à permettre à tous et chacun d’accéder au système de justice. Donc c’est de dire : comment est-ce qu’on fait pour structurer un système qui fonctionne pour permettre un accès à tous, à tous les citoyens? Il y a toutes sortes de principes qui doivent continuer à être protégés malgré le virage technologique, et là, la question, c’est de savoir quand on fait une audience technologique, une audience virtuelle, est-ce que c’est simplement un miroir de ce que ce serait cette audience physique.
Shana Chaffai-Parent : Donc on s’est concentrées sur l’Amérique du Nord, principalement Canada, États-Unis, pour aller chercher certaines pratiques représentatives de la notion d’efficacité, et par la suite on a réussi à classer ces pratiques selon trois catégories : les mesures de gestion, les mesures technologiques et les mesures reliées aux modes privés de prévention et de règlement des différends dans un contexte judiciaire exclusivement.
En termes de mesures de gestion, un des exemples de bonne pratique très intéressants qu’on a trouvé est la gestion différenciée du flux d’instance, qu’on appelle souvent en anglais differentiated case management. Les State Courts américaines sont de grandes utilisatrices de la gestion différenciée de l’instance. C’est une méthode où, au lieu de mettre la gestion des délais de l’instance dans les mains des parties, comme on est habitués ici d’ailleurs, la gestion du flux de l’instance sera totalement sous le contrôle du tribunal.
Comment ça fonctionne en pratique? Chaque nouveau dossier qui est introduit devant les tribunaux qui pratiquent la gestion de l’instance différenciée va être trié dans différentes routes procédurales si on veut, qui sont déterminées par différents critères, par exemple le nombre de parties, la complexité du dossier, s’il y a des expertises, etc. Il y a une quinzaine de critères qui peuvent être choisis par les tribunaux. Les dossiers vont évoluer avec l’aide de rappels et de demandes d’information automatisées. Donc, à l’arrivée de différentes étapes procédurales clés, les parties recevront des messages automatisés, devront rendre des comptes à un système de plumitifs qui est assez avancé technologiquement et on pourra, lorsqu’il y a un problème ou lorsqu’il y a des délais qui ne conviennent pas par rapport aux cibles qui ont été fixées, demander l’intervention d’un juge pour aider les parties à progresser. Ce système de gestion différenciée est très avantageux parce qu’il permet aux tribunaux d’améliorer leur performance évidemment, puisque les tribunaux vont pouvoir avoir des cibles, tenter d’atteindre, mais également identifier pourquoi, lorsqu’elles n’arrivent pas à atteindre leurs cibles de performance, c’était quoi les problèmes, puis comment s’améliorer par rapport à ces problèmes. Pour les endroits qui ont commencé à utiliser ce type de gestion de l’instance, on voit des résultats qui ont compensé à travers le temps largement les investissements qui ont été faits.
Un bon exemple de mode privé de règlement des différends, où d’ailleurs on voit un recoupement avec un moyen technologique, c’est le Civil Resolution Tribunal de la Colombie-Britannique – le CRT. C’est le premier tribunal entièrement en ligne au Canada et ça a été un grand succès puisqu’on en parle un peu partout à travers le monde comme étant un exemple, un modèle de règlement des conflits axé sur le logiciel. Le CRT est un tribunal inspiré de ce qu’on appelle le modèle à portes multiples. Le justiciable va s’inscrire sur la plateforme avec son problème en tête et on lui présentera ce qu’ils appellent le solution finder, un outil technologique pour trouver des solutions. Par exemple, on va lui poser différentes questions et ça va l’amener sur diverses solutions. On va lui demander s’il a mis en demeure la partie adverse. Si ça n’a pas été le cas, on va lui proposer des modèles de mise en demeure. On va lui demander s’il aimerait négocier et si oui, on va lui proposer une plateforme de négociation en ligne 24 heures sur 24, qui va lui permettre de faire des offres et contre-offres. L’étape suivante, c’est de lui proposer une médiation en ligne avec un facilitateur. Cette médiation-là, en plus, elle est proposée entièrement en ligne, mais également à l’extérieur des heures normales d’affaires. Donc les gens qui ont une vie normale, qui ont un travail, qui rentrent à la maison, qui ont des enfants, ils peuvent régler un problème après que les enfants soient couchés, puis ça, ça facilite beaucoup, pour monsieur et madame Tout-le-Monde, l’accès à la justice. Par la suite, si toutes ces solutions-là n’ont pas fonctionné, le CRT permettra à la demanderesse de déposer formellement une action et d’avoir accès à un procès entièrement en ligne avec un juge physique qui sera présent, et il y aura une décision qui sera rendue.
Le CRT a été un succès depuis ses débuts. Les statistiques parlent d’elles-mêmes : au courant d’une année, sur cinquante-cinq mille personnes qui sont entrées dans le processus du CRT, une grande portion d’entre eux ont pu régler leur problème autrement que par l’imposition d’une décision judiciaire. Ces solutions-là, en général, elles coûtent cher puis elles nécessitent un changement de culture. Donc en l’espèce, le CRT a été un investissement important du gouvernement de la Colombie-Britannique avec une incertitude par rapport au fonctionnement de la plateforme. En l’espèce, ça a été un succès.
Catherine Piché : La pandémie, certainement, va amener un changement durable. Notre conception finalement de comment fonctionne un tribunal doit continuer d’évoluer, de même que les notions de justice fondamentale qui, encore là, doivent être revues à la lueur des nouveaux rituels pandémiques et postpandémiques, les nouvelles valeurs qui nous ont changés et peut-être aussi notre compréhension et notre conception de l’accès à la justice et de comment faciliter l’accès logistique.