M-E : Bonjour, monsieur juge en chef.
RW : Bonjour, Maître Sylvestre.
M-E : C’est un plaisir de vous accueillir, toujours un plaisir de vous revoir ici à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa.
RW : C’est toujours un petit bonheur quand je reviens ici.
M-E : Vous êtes ici un peu chez vous.
RW : Tout à fait, tout à fait.
M-E : Merci d’avoir accepté de vous prêter à cet entretien pour JuriVision aujourd’hui. Votre parcours personnel et professionnel est vraiment impressionnant. Il suscite bien sûr le respect et l’admiration de toute la communauté juridique et il est particulièrement inspirant pour nos jeunes étudiants et étudiantes en droit à la faculté ici mais aussi dans toutes les facultés de droit au pays. Alors, je commencerai peut-être par vous demander pourquoi vous avez choisi le droit comme discipline, comme profession éventuellement et quel a été l’impact de votre formation juridique.
RW : Je vais vous dire que le droit a été comme une évolution naturelle en ce qui me concerne. J’ai grandi dans un environnement, vous savez que mon père est en politique mais c’est avant tout un juriste, un avocat, c’est un juge, ministre de la Justice. Alors, j’ai vécu dans un environnement où il y a beaucoup d’action qui a suscité ma curiosité. Et donc j’ai appris très tôt à être vraiment prêt à lire beaucoup, être curieux sur l’actualité. Et donc ça m’a amené à débattre également et à aimer beaucoup les débats et l’argument, de sorte que naturellement ça m’a amené au droit. Donc, je me suis pas posé beaucoup de questions et c’était là où je voulais aller. Donc, la décision était de me rendre à la faculté de droit éventuellement. Alors, évidemment je suis venu ici à Ottawa parce que, pour plusieurs raisons, évidemment j’avais 18 ans à l’époque, c’était le temps de quitter le nid familial et puis j’avais de la famille ici également. Mon père était au Parlement, ma soeur était déjà étudiante à l’Université d’Ottawa. Bref, c’était la solution idéale pour moi, et donc, j’ai apprécié énormément chaque année que j’ai passé ici. Mais moi, je voulais plaider. C’était en ligne avec la manière avec laquelle j’ai grandi, donc… et je voulais plaider partout au Québec et je voulais commencer ma carrière comme avocat de litige. Et donc, j’ai choisi de faire application dans un bureau de litige qui était à l’époque un des bureaux les mieux reconnus dans le domaine, chez Lavery. Et donc, dès mon stage comme stagiaire au bureau en 1980, j’ai eu le privilège de plaider un dossier au mérite à la Cour, à l’époque on l’appellait la Cour provinciale avant que ça devienne la Cour du Québec, et un procès au mérite également en Cour supérieure dans le district d’Amos, blessures corporelles et accidents automobiles… ça vous démontre jusqu’à quel point ça remonte à plusieurs années… et une audition au mérite à la Cour d’appel. Alors, tout ça comme stagiaire alors… Il y a très peu de mes contemporains qui avait eu l’opportunité de faire la même chose. Donc, j’ai toujours remercié mes associés de l’époque de m’avoir fait confiance, et donc, c’est comme ça j’ai commencé ma carrière d’avocat-plaideur.
M-E : C’est certainement une formation extraordinaire que vous avez eu à titre de stagiaire, de pouvoir plaider comme ça. Quelles sont, je dirais, les compétences ou les habiletés que vous avez acquises à travers votre formation en droit, votre rôle de stagiaire, dans vos premières années, qui vous ont ensuite servi dans toute votre carrière?
RW : Je vais vous dire que c’est une faculté ou un conseil en fait qu’on m’avait donné et que je n’hésite pas à donner au plus jeunes également aujourd’hui. C’est la curiosité. Alors, la curiosité a fait en sorte que j’ai pu relever certains défis et qui m’ont permis également d’évoluer dans la profession de façon élargie. Alors, étant curieux sur les domaines de travail… J’ai toujours pensé qu’un avocat de litige, et puis je respecte énormément les autres fonctions de l’avocat, mais l’avocat de litige est appelé à devenir un spécialiste dans plusieurs domaines. Évidemment, moi, je me suis spécialisé en matière de droit de la construction puis en litige commercial et en assurance, mais on devient des spécialistes automatiquement quand on veut défendre par exemple des droits ou revendiquer des droits au nom de ces clients-là, de ces gens qui ont des intérêts particuliers. On doit s’informer, on doit se devenir des experts dans le domaine également. Donc, ça a été excessivement valorisant pour moi d’apprendre des nouveaux domaines encore une fois à cause de ma curiosité. Donc, je pense qu’à cause de ça, ça m’a permis de franchir plusieurs étapes.
M-E : Donc, une curiosité, certainement aussi du travail, de la rigueur, de la profondeur, approfondir les dossiers comme vous le disiez. Est-ce que c’est des choses que vous aviez apprises à la faculté ? Est-ce qu’il y a eu un impact particulier de votre formation sur votre carrière ensuite ?
RW : C’est sûr qu’ici… j’avais la chance d’être ici la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. À l’époque, nous avons terminé… nous étions 92, je pense, étudiants. C’est un petit milieu. Les profs étaient, je dois le dire, c’est pas par complaisance que je le dis, mais ils étaient excellents. Il y avait une atmosphère également de famille à l’époque qui régnait chez les étudiants, donc un échange, une ouverture d’esprit. Et puis ça, l’ouverture d’esprit, ça amène toutes sortes de conséquences peut-être pas nécessairement apparentes au début mais éventuellement à la carrière qui sont déterminantes. Alors la recherche, le développement… Et ça a été permis à cause d’une part de la compétence des professeurs mais également par l’environnement très propice à ces découvertes-là. On était à Ottawa. Les grandes institutions gouvernementales évidemment sont ici, la Cour suprême est ici, les ambassades, les diplomates. Il y à un environnement très riche de connaissances qui vient de l’extérieur également, et ça c’est vraiment particulier à Ottawa. On a été influencé par ça, nous les étudiants ici. On avait cet environnement-là qui nous a permis d’apprendre plus de choses. Puis, j’ai toujours dis moi que la raison des préjugés, c’est l’ignorance. Alors, le plus d’informations qu’on peut avoir, en commençant très jeune, puis en continuant comme adulte, le moins de préjugés et de biais que les gens vont avoir. Alors, oui, ma pratique a été influencée par le fait que j’ai étudié ici à la faculté de droit avec son environnement très particulier, un environnement qui a toujours été ouvert sur le monde. Et ça, moi, j’ai continué en pratique également comme avocat. J’ai fait partie des associations internationales par exemple. J’ai toujours été curieux de voir, d’aller découvrir comment les choses se faisaient à l’extérieur du Québec, à l’extérieur du Canada, et on peut se comparer, on peut se consoler très souvent. Mais encore faut-il le savoir. Donc, cette curiosité-là vers l’extérieur, ça m’a amené, ça m’a permis de pouvoir comparer les notes à un moment donné.
M-E : C’est intéressant parce qu’on a des discussions aussi avec d’autres diplômés, avec des jeunes étudiants, et ça revient beaucoup, cette idée d’ouverture ici à l’Université d’Ottawa. Le contact avec le monde, le contact avec l’extérieur, sortir de… ouvrir nos frontières, ouvrir nos horizons. Donc, c’est intéressant comme doyenne d’entendre les parallèles à travers les générations de diplômés.
RW : Je veux que le message passe également parce que… à un certain moment dans ma carrière, je suis devenu bâtonnier de Montréal, j’ai été élu bâtonnier de Montréal, et il y a eu la création d’un organisme qui s’appelle le Forum des bâtonniers des grandes villes mondiales. Alors, ce n’est pas les ordres professionnels mais c’est les barreaux des villes. Alors, ce forum-là c’est réuni à New York en 2001 à peu près un mois après les évènements qu’on a connus, l’effondrement des tours à New York, et ça fumait encore là, les ruines… c’était incroyable. Et là, il y a à peu près une trentaine de bâtonniers ou les équivalents des bâtonniers des grandes villes mondiales… On s’est rencontré à New York pendant trois ou quatre jours et là on a comparé nos notes sur nos systèmes respectifs. Alors, la nomination des juges, l’aide juridique, les délais pour entreprendre des procédures, etc. Et donc, on a comparé nos notes pendant trois ou quatre jours et après cette rencontre-là, il y a plusieurs représentants des barreaux étrangers qui sont venus me voir, et notamment les représentants qui oeuvrent dans les organisations internationales, puis ils m’ont dit « Vous autres au Québec et au Canada, vous êtes privilégiés, les jeunes sont privilégiés », parce que, premièrement, il y a le bilinguisme, le bijuridisme et souvent il y a une troisième langue même qui est apprise par les étudiants, et les jeunes avocats, ceux qui vont en litige, entre autres, ils sont entraînés dans la preuve contradictoire, l’administration de la preuve contradictoire un peu d’origine britannique, où effectivement on interroge, qu’on interroge les témoins. Et donc, dans les forums internationaux, ce genre de profil est très recherché. Et ça, c’est à peu près unique au Canada, au Québec. Alors, moi, quand je suis revenu de ce forum-là, puis j’ai rencontré les jeunes, ne serait-ce que dans les facultés de droit ou lors des assermentations des nouveaux avocats, je leur disais « Écoutez là. À mon époque, c’était le Québec et puis le Canada, mais là, c’est le monde, puis il y a tout un marché qui est là pour vous. Vous avez des qualités uniques dans le monde. Il faut en tirer profit. » Et puis, ça, c’est important.
M-E : Mais ça, c’est très intéressant, je pense, pour nos étudiants et nos étudiantes en droit qui souvent se remettent en question, se demandent s’ils sont à la bonne place, qu’est-ce qu’ils devraient faire pour avoir les meilleures perspectives de carrière. Alors, dans ce sens-là, je ne sais pas si vous avez des conseils particuliers pour les étudiants, pour les étudiantes alors qu’il s’apprêtent à quitter la faculté puis amorcer une carrière comme vous vous l’avez fait il y a quelques années ?
RW : Il y aura rien de facile. Il n’y en a jamais eu, puis il n’y en aura jamais. Mais il faut réaliser qu’on a des grands avantages par rapport à la compétition, si on peut parler de compétition, donc dans les domaines de pratique similaires à l’extérieur du Québec et puis du Canada, on a des grands avantages et puis il faut en tirer profit. Moi, ce que je regrette un petit peu c’est que les jeunes peuvent peut-être manquer de confiance en soi. Et moi je leur dis « Écoutez là. Faites vous confiance, 1. Et puis 2, soyez curieux. Allez voir! » C’est confortable d’être dans nos habitudes traditionnelles, dans notre petit milieu connu, mais c’est peut-être pas nécessairement comme ça qu’on devrait agir. On devrait voir pourquoi, pourquoi pas et puis voir d’autres horizons. Alors là, ça demande la curiosité mais ça demande aussi la confiance en soi. Et puis il y aura toujours des bonnes âmes sur notre chemin qui vont nous dire « Non, non, ça prend des spécialistes » ou « Non, c’est difficile, ça. Peut-être que tu pourrais pas le faire. » On devrait se faire confiance. Et puis quand on a à faire affaires avec des jeunes qui sont intelligents et puis qui travaillent fort, parce qu’il n’y a rien de gratuit, les chances sont que ces gens là vont pouvoir relever le défis. Alors moi, ça a été mon expérience. Ça a été mon expérience comme étudiant, ça a été mon expérience comme avocat. Au début, j’étais surtout en litige d’assurance responsabilité mais je voulais faire du litige commercial, l’injonction par exemple, des actions en dommages et intérêts et un petit peu le particulier, et on m’avait dit « Ben non, ça l’injonction, ça prend des spécialistes en injonctions. » Moi, j’ai dis « On va faire ce qu’il faut. » Alors, j’ai fait ce qu’il fallait et puis j’en ai fait beaucoup. Quand je suis devenu juge à la Cour supérieure… Moi, j’ai quitté la faculté ici en ‘79 et j’étais fasciné par le droit criminel, et puis ça, vous savez c’est avant la Charte, mais déjà c’était intéressant pour moi. Mais comme civiliste, je ne pouvais pas pratiquer en droit criminel et puis en droit civil plutôt que droit commercial. C’est deux clientèle différente, c’est un monde, c’est un environnement qui est différent. Il y en a très peu qui peuvent le faire. Donc, j’ai mis ça sur pause pendant plusieurs années, puis quand je suis devenu juge à la Cour supérieure en 2004, j’ai dit « Voilà ma chance. » Alors, mon goût du droit criminel, j’ai pu le récupérer en prenant des formations partout au Canada en matière de droit criminel pour présider des procès par jury. Parce qu’en cour supérieure, évidemment le droit criminel, à part la chambre de pratique, c’est des procès par jury. Et j’étais tellement heureux dans ça. J’ai terminé ma carrière à la Cour supérieure en chambre criminelle. Alors, on m’avait dit à l’époque, quand je suis devenu juge à la Cour supérieure « Mais non, le droit criminel, c’est des spécialistes. Il faut que tu sois procureur de la Couronne ou avocat de la défense pour pouvoir… » J’ai dit « D’accord, merci beaucoup. » Alors, j’ai fait ce qu’il fallait. Ce n’était pas déraisonnable dans les circonstances. Je croyais que je pouvais le faire. Il faut toujours se poser la question quand-même. Mais il faut se faire confiance, et puis il faut mettre l’effort. Moi, c’est le conseil que je donne aux jeunes étudiants et étudiantes, et ça m’a bien servi.
M-E : Mais le récit que vous racontez aussi, c’est un récit de faire confiance à la vie, puis de voir qu’il y a des tournants dans notre carrière, que ça va pas toujours en ligne droite, puis à certains moments on peut justement se réinventer et quitter un domaine, aller vers un autre. Est-ce qu’il y a eu des gens ou des moments dans votre carrière qui ont été vraiment déterminants et qui ont changé le cours de votre carrière ?
RW : Vous avez tellement raison que les carrières peuvent évoluer selon qu’on va à droite un peu ou plutôt on va à gauche, on prend tel chemin par rapport à un autre, et puis il y a des choses positives qui peuvent arriver d’une manière ou d’une autre. Mais, dans mon cas, c’est sûr que quand on regarde en arrière et on essaie de déterminer quels sont les moments peut-être charnières, il y en a eu quand-même plusieurs. Il y en a un, quand je me suis intéressé aux barreaux. Alors moi, j’étais dans un bureau d’avocats, on pourrait appeler ça un grand cabinet à l’époque, puis les grands cabinets au Québec vivent et, je pense, vivaient à l’époque aussi, une réalité différente de la pratique du droit à l’extérieur, en région par exemple, ou même dans les petits cabinets de Montréal. Donc, c’est un peu isolé. Ce n’était pas la réalité de la pratique du droit où je pratiquais, et j’étais curieux encore une fois, j’étais curieux de savoir qu’est-ce qui se passait à l’extérieur des grandes tours à Montréal. Et là, je me suis intéressé aux barreaux et je me suis présenté comme conseiller à une élection, comme au Barreau de Montréal, et ça, ça m’a amené aux réunions du Conseil général du Barreau du Québec où là, pour la première fois, je siégeais puis je rencontrais les avocats et avocates partout au Québec. Même si je plaidais déjà un peu partout au Québec, de voir leur réalité… ça veut dire quoi la réalité d’un avocat ou avocate à Baie-Comeau, ou à Cowansville, ou d’autres régions par rapport à moi. Alors, il y a eu toute une réalité à laquelle je n’étais pas confronté auparavant, et puis ça, ça m’a aidé énormément à comprendre la pratique du droit, comprendre les besoins. Et c’est arrivé à un moment charnière dans la mesure où on n’avait pas d’accès à l’information, puis au Barreau de Montréal, on avait un immense bibliothèque, une des plus grandes en droit civil dans l’Amérique mais qui était utilisé par 10% des avocats ou avocates. Pourquoi ? Parce que chaque cabinet avait sa propre bibliothèque dans son cabinet, puis il y a personne qui venait à la cour, au palais de justice. Par contre, en région, il y avait le code de procédure civile qui a été amendé par la secrétaire du juge local, puis c’est tout ce qu’ils avaient. Donc, il y avait un besoin de la part des régions, puis il y avait un sous-usage, si je peux employer le terme, de la part des grands centres comme Montréal et Québec. Et là, on a fondé le CAIJ. Et quand on parle de l’accès à l’information, de l’accès à la justice, c’est l’accès à l’information pour commencer. Alors ça, ça a été un moment charnière dans ma carrière qui m’a ouvert les yeux sur une autre réalité, tous les besoins, liés à l’accès à la justice également, et ça m’a accompagné jusqu’à ce jour. L’autre moment charnière peut-être qui fait en sorte qu’on se parle aujourd’hui ici à Ottawa, c’est quand j’ai été nommé à la Cour d’appel du Québec, que je n’avais jamais considéré auparavant. À une certaine époque, comme avocat, évidemment je pensais à vouloir éventuellement devenir juge dans un tribunal de droit commun, mais jamais à la Cour d’appel. Et quand on regarde la situation, on s’aperçoit que sans ma nomination évidemment à la Cour d’appel, je n’aurais jamais été nommé, ou bien fort probablement jamais, à la Cour suprême et donc jamais non plus comme Juge en Chef du Canada. Mais simplement à cause des circonstances bien bien bien particulières, il y avait un poste d’ouvert, j’ai appliqué, c’était le tour maintenant d’un juge du Québec en droit civil pour succéder à la juge McLachlin comme Juge en Chef du Canada. Bref, une série de circonstances qui découlent du fait que je suis devenu à un moment donné juge à la Cour d’appel. On peut remonter aussi, peut-être si je n’avais pas été nommé juge à la Cour supérieure, j’aurais pas été nommé non plus à la Cour d’appel. Mais il y a des moments quand-même plus charnières que d’autres dans la vie et ça s’en est deux.
M-E : Donc, curiosité, ouverture, un peu de contingence, mais beaucoup de travail et puis du talent certainement, je pense qu’il faut.
RW : En tout cas, j’ai fait mon possible avec ce que j’avais comme talent. Mais beaucoup de volonté et puis surtout la volonté de bien faire les choses, et une chose à la fois, mais bien les faire.