C’est d’avoir cette vision de la langue qui n’est pas seulement une question de diversité, de rapport au pluralisme linguistique dans le sens ou on dit : bon, il y a le français, mais il y a d’autres langues, non, c’est aussi la question de la vie à l’intérieur du français, qui est aussi une vie de grande vitalité, de grande diversité. Donc je pense que c’est des enjeux à mon avis, pour lesquels l’Afrique va être une priorité.
Je suis Nadine Machikou, je suis professeure agrégée de sciences politiques à l’Université de Yaoundé II, où, par ailleurs, j’exerce les fonctions de vice-rectrice en charge de la coopération, de la recherche et des relations avec le monde des entreprises. En fait, je suis essentiellement intéressée par des questions en rapport avec l’économie morale des émotions, c’est dans mon travail depuis quelques années. J’ai travaillé sur la façon dont les émotions, par exemple la colère, dans le cadre de la crise anglophone au Cameroun, pouvaient devenir disruptives et porter à un conflit, qui est devenu un conflit ouvert avec maintenant six mille morts. Je m’intéresse aussi, et c’est aussi un point important dans mon travail, la question de la compassion et la manière dont la relationnalité de l’Afrique avec le monde est, disons, fondée sur une certaine relation compassionnelle aux Africains et à l’Afrique. Donc je travaille un peu sur ce type de, ce type de choses. La question de la honte, de l’humiliation comme ressort d’actions politiques.
Le défi, c’est les écologies scientifiques dans lesquelles les universitaires, les chercheurs sur le continent sont emmenés en fait à apporter des savoirs. Au-delà d’une question plus structurelle de faible, disons, disponibilité de supports de publication, il y a encore, à l’intérieur, il y a encore cette fracture qui peut être une fracture épistémique entre le Nord global et le Sud global en termes d’accès. Et on va voir que il y a une géopolitique de la connaissance qui fait que les travaux qui sont disons publiés, ou en tout cas qui sont produits dans ces espaces-là ont un niveau de circulation internationale qui est très faible, qui est aussi en lien avec des schémas internationaux de classement qui ne sont pas toujours en capacité de capter les épistémologies et les savoirs qui viennent de ces espaces-là. Donc du coup ça pose en fait un ensemble de difficultés. Qu’est ce qui fait que, par exemple, dans le cas d’une conférence francophone, beaucoup, certains en tout cas, des collègues africains n’ont pas accès au visa pour pouvoir venir participer et donc mettre disons sur la table un ensemble d’épistémologies qui sont produites là-bas, mais qui ne parviendront jamais et qui ne circuleront jamais parce que ces gens n’auront pas la capacité de se déployer, en tout cas une capacité qui est empêchée par le fait du visa. Donc, on voit bien que on a des dynamiques qui sont à la fois des dynamiques, disons politiques, en l’occurrence, c’est la politique de la mobilité de la recherche, qu’on ne peut pas détacher en réalité de la circulation des savoirs eux-mêmes. Les savoirs qui circulent, la recherche qui est valorisée, c’est aussi les gens, c’est aussi des personnes, c’est aussi des sujets porteurs de ces savoirs, producteurs de ces savoirs.
Dans l’offre linguistique, en ce moment, il y a quelque chose qui se joue, qui est marqué par une forme de repolitisation du français, en tant que à la fois langue de la colonialité, mais aussi en tant que langue de la réponse à la colonialité. Par exemple, si on songe à la façon dont un écrivain comme Kateb Yacine écrit que le français est notre butin de, il est le butin de guerre des Africains, parce que le français est ce qui est resté de l’interaction coloniale qui était une interaction brutale donc, et ce qui veut dire aussi que quand les gens parlent le français, en fait, ils s’approprient ce français, que ce français n’est plus ou pas nécessairement dans des formes, dans des normes, et cetera. Ce qui pose aussi la question de la pluralité des français. Tant que le français de la métropole est censé être porteur d’une norme de français, par exemple une norme garantie par des institutions telles que l’Académie française, et cetera, tant qu’on a cette forme d’emprise, en fait, sur la pratique du français et que on ne prend pas acte en réalité de ce que les langues ont leur propre vie. Et la question de la vie d’une langue, c’est pour ça qu’on a des langues mortes, les langues meurent parce que elles ne sont pas parlées, elles ne sont pas transformées, elles ne sont pas ancrées. Et que la vie du français, c’est aussi la capacité du français à s’ancrer, à se, voilà, à se transformer, et cetera. Et que ce n’est pas, que cette diversité où cette diversification, en tout cas, cet enrichissement de la langue n’est pas une perte, c’est toute la question du rapport entre la langue métropolitaine et la langue impériale.
La vie du français va se construire sur le continent africain. L’avenir du français, c’est l’Afrique, parce que c’est d’abord un avenir démographique, tout simplement. En 2050, on aura près de 900 millions de personnes parlant le français qui seront des Africains. Donc ça veut dire aussi que, en réalité, l’attention et les priorités en matière de soutien au français doivent prendre acte de ce mouvement. Mais qui est un mouvement qui doit prendre en compte le fait que les jeunes générations qui arrivent n’ont pas ce rapport historique au français. C’est pour ça que ces jeunes peuvent par exemple multiplier les usages, le français, mais aussi d’autres langues, mais aussi, et cetera. Et que, au fond, ce sont des questions liées à l’usage de cette diversité ou de ce pluralisme, en fait, linguistique, qui doit être envisagée comme un enrichissement, dans le respect de la spécificité du français que nous parlons. En fait, c’est ça aussi la question de la diversité, qui doit être garantie et protégée en tant que telle, c’est-à-dire en tant que elle est aussi dans son ancrage, dans sa vie propre, le reflet d’un dynamisme qui est aussi le dynamisme des populations, qui est le dynamisme de la création, de la créativité, de la langue et que c’est au fond autant d’enjeux sur lesquels il faut, disons, il faut s’intéresser. Et ça suppose naturellement que nous ayons des supports de publication, que nous ayons en fait des espaces scientifiques qui permettent de protéger cela, qui permettent de célébrer cela, la force et la vitalité. On peut être porté à dire que la diversité linguistique, elle ne peut pas être pensée de façon autonome, c’est quelque chose qui doit être réinvesti dans l’espace politique en tant que aussi une des matérialisations de la gouvernance politique et que on gouverne les langues comme on gouverne en fait les sociétés.